L’épouvantail de l’islam radical

L’interdiction totale des cellulaires à l’école, ça allait de soi. À peu près tout le monde a applaudi l’annonce du ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, avec raison. Enfin, on se décide à faire éclater la bulle dans laquelle ces appareils isolent nos enfants. Cela dit, une autre interdiction totale à l’école annoncée par le ministre fait pas mal moins consensus : celle du port des signes religieux par l’ensemble du personnel scolaire. Trois anciennes députées, issues de trois partis différents, ont uni leurs voix pour dénoncer la volonté du ministre d’élargir la portée de la Loi sur la laïcité de l’État, qui interdit le port de signes religieux aux enseignants. Si le projet de loi 94 est adopté, l’interdiction s’appliquera à toutes les personnes qui donnent des services aux élèves, des orthophonistes aux cuisinières, en passant par les éducatrices en service de garde. Françoise David (Québec solidaire), Louise Harel (Parti québécois) et Christine St-Pierre (Parti libéral) voient dans ce projet de loi « une surenchère qui discrimine les femmes ». Elles estiment que le gouvernement profite d’un scandale réel, celui de l’école Bedford, pour ramener « des débats dont nous nous serions bien passés ». Des débats douloureux, qui nous divisent et nous déchirent depuis la crise des accommodements raisonnables, il y a près de 20 ans. Et c’est reparti pour un tour. Le Québec a-t-il vraiment besoin de s’engueuler, une fois de plus, à propos du hijab ? Il y avait un vrai problème à Bedford, mais le voile n’était pas en cause. Dans cette école de Côte-des-Neiges, les profs qui refusaient d’enseigner certaines matières et de reconnaître les besoins des élèves en difficulté étaient… des hommes. Dans les 17 écoles inspectées par la suite, « aucun problème de prosélytisme lié au port d’un signe religieux n’a été porté à la connaissance du ministre », rappellent les trois ex-députées. Pas un seul. Pas grave, on donne un nouveau tour de vis, a tranché Bernard Drainville. On repart la chicane. Obliger une femme à retirer son voile pour brasser les sauces à la cafétéria de l’école ? Personne ne me fera croire qu’il faut légiférer pour ça, qu’il en va du bien de nos enfants. Ce projet de loi ne fait qu’annoncer « un retour à des débats houleux pour des raisons idéologiques et sans motif sérieux », comme le soulignent avec justesse les trois anciennes députées. Il faut s’attendre à ce que le discours autour du voile se durcisse à nouveau. Déjà, certains commentateurs le présentent comme un « drapeau que l’islam radical utilise pour marquer ses avancées territoriales ». Rien de moins. Ah, mais il ne faudrait surtout pas remettre en cause ce discours sans nuances. Il ne faudrait pas critiquer le projet de loi du ministre de l’Éducation, au risque de se faire traiter, comme les trois ex-élues, de pauvres naïves trop occupées par leur croisade pour écouter celles qui nous mettent en garde contre l’islamisation rampante du Québec et qui savent, elles, de quoi elles parlent… C’est une constante, dans ce débat. On affirme parler au nom des musulmanes, voilées ou non, sans trop se soucier de savoir de quoi on parle, au juste. Les faits ? Bof. Seules les convictions idéologiques comptent. Et elles sont inébranlables. J’en ai discuté avec le sociologue français Daniel Verba, chercheur émérite à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux et spécialiste de la laïcité à l’Université Sorbonne Paris Nord. Daniel Verba s’intéresse depuis des années au port du voile en France. Il a mené une multitude d’entrevues auprès de Françaises voilées pour comprendre leurs motivations. Il a publié des études savantes à ce sujet. Bref, en voilà un qui sait de quoi il parle. « Loin de moi l’idée de défendre le voile, précise-t-il d’emblée. Je ne suis pas un promoteur du voile islamique. » Le professeur Verba ne parle pas au nom des musulmanes voilées. Seulement, il rapporte leur parole. À l’idéologie, il répond par l’exploration empirique. « Parmi toutes les femmes françaises que j’ai interviewées, dit-il, aucune ne m’a dit porter le voile parce que quelqu’un, ou un groupe, l’obligeait à le faire. Quand les femmes expriment leur liberté de porter le voile, elles le font en toute autonomie. » Évidemment, Daniel Verba n’exclut pas avoir « pu passer à côté de femmes soumises à une domination phallocratique qui les obligeait à porter un couvre-chef dans l’espace public ». Par définition, ces femmes sont plus difficiles d’accès. Mais, en France, elles sont certainement très minoritaires, estime le sociologue. Ses enquêtes, comme celles de ses collègues, montrent que la vaste majorité des musulmanes françaises qui portent le foulard islamique le font en toute indépendance. Pour des motifs religieux, bien sûr, mais aussi comme un moyen, pour les adolescentes, de se distinguer, voire de se rebeller contre leurs parents athées. Daniel Verba a aussi noté une espèce de « sororité » dans le port du hijab. « C’est souvent de femme à femme qu’on se décide à porter le voile ou à le garder. » On est loin du symbole de la femme soumise, encore plus loin de l’étendard censé marquer les avancées territoriales de l’islam radical… Daniel Verba voit, dans cette façon pour le moins caricaturale de présenter les choses, une « construction sociale, politique, idéologique, portée par des courants réactionnaires ». On tente de faire croire à un continuum : d’abord, le port du voile, ensuite, le repli identitaire, puis, le rejet des valeurs de la société d’accueil et, pour finir, la radicalisation violente. « Or, cette mécanique-là n’existe pas, tranche-t-il. Ces corrélations me semblent tout à fait illégitimes. » Vous me direz que le voile n’est pas un bout de tissu comme les autres. Que des Iraniennes meurent pour avoir osé marcher dans la rue cheveux au vent. C’est vrai, mais on ne peut faire fi du contexte. En Iran, un régime théocratique impose aux femmes des rituels que la plupart d’entre elles n’ont pas choisis. En France, comme au Québec, certaines femmes choisissent de porter le hijab, parce qu’elles vivent dans une démocratie qui respecte la liberté de conviction religieuse. « On change de contexte politique et le voile change de sens, souligne Daniel Verba. En Iran, s’en défaire est un signe d’émancipation, en France, le porter est un signe de liberté. » Au Québec, comme en France, des musulmanes exercent leur liberté de porter le voile, pour toutes sortes de raisons – et, jusqu’à preuve du contraire, endoctriner les enfants n’en fait pas partie. C’est ça, la réalité du terrain, quoi qu’en disent ceux qui agitent l’épouvantail de l’islam radical en faisant mine de savoir de quoi ils parlent.