Mark Carney et le Parti libéral ont remporté cette semaine une victoire électorale qui apparaissait bien improbable il y a deux mois à peine. Parions que l’avenir leur réserve bien d’autres surprises encore, puisqu’ils poursuivront plusieurs objectifs ambitieux pas toujours compatibles dans un contexte difficile et imprévisible. Depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, les retournements de situation sont devenus la norme ; les coups de théâtre, presque banals. Aussi est-on déjà largement revenu au Canada de l’extraordinaire renversement politique qui vient de donner un quatrième mandat consécutif à un gouvernement libéral fédéral qu’on croyait mort et enterré depuis des mois. Il suffit toutefois de noter que cet improbable renversement est directement lié, justement, au président américain et à la menace qu’il fait peser sur l’économie et la souveraineté canadiennes, pour expliquer, ici et au reste du monde, comment cela a été rendu possible. Il est vrai que les libéraux avaient aussi changé de porte-étendard. Leur nouveau chef, Mark Carney, a profité de l’occasion pour tourner le dos à des mesures de son parti qui n’avaient pas l’heur de plaire aux électeurs (taxe carbone, augmentation de l’impôt sur le gain en capital…) et pour voler des idées de ses adversaires conservateurs qui semblaient bien fonctionner (baisse d’impôt des particuliers, abolition de la TPS pour les premiers acheteurs de maison…). Lorsqu’on lui a demandé ce qui le différentiait le plus du premier ministre libéral dont il venait de prendre la place, Mark Carney a répondu que c’était son intérêt pour les enjeux économiques. On ne sera pas surpris. Ce diplômé d’économie des prestigieuses universités Harvard et d’Oxford a d’abord parcouru le monde pour le compte de la banque d’affaires américaine Goldman Sachs avant d’occuper, entre autres, les postes de sous-ministre fédéral aux Finances, de gouverneur de la Banque du Canada, puis de gouverneur de la Banque d’Angleterre. Ni poésie ni prose Néophyte en politique active, il ne s’est pas trop mal tiré d’affaire durant la campagne électorale, échangeant ses nouveaux habits de politicien sur le terrain pour le bien plus confortable costume de chef de gouvernement toutes les fois que les circonstances le lui permettaient. Sur le fond, on fait normalement « campagne en poésie [et] on gouverne en prose », a-t-il dit au dernier jour des élections, citant l’ancien gouverneur de l’État de New York Mario Cuomo. Mais « comme les médias vous le diront, j’ai fait campagne en prose. Aussi, je vais gouverner en économétrie ». En prose ? Pas sûr. Si le chef libéral entendait par là que sa plateforme électorale était beaucoup plus claire et concrète que le discours délibérément flou et racoleur qu’on attribue aux politiciens en campagne, il faut rappeler qu’il a fallu attendre le début de la dernière semaine de la course pour lire le programme électoral chiffré des libéraux. On y trouvait « une pléthore de propositions destinées à ne laisser aucun électeur de côté », totalisant environ 130 milliards en réductions d’impôt et en nouvelles dépenses, ont rappelé cette semaine les économistes du Mouvement Desjardins dans une analyse. À l’instar des autres partis, il y avait entre autres des baisses d’impôt pour les particuliers (28 milliards d’ici 2030), une augmentation des dépenses militaires (25 milliards), de l’aide aux travailleurs et aux entreprises frappé par la guerre commerciale (2,5 milliards), ainsi qu’une promesse d’amélioration de la productivité gouvernementale (28 milliards) et des recettes supplémentaires tirées des contre-tarifs commerciaux (20 milliards seulement la première année). Au-delà du pétrole et des minéraux critiques ? Les libéraux ont aussi dit que la crise provoquée par Donald Trump devrait servir à s’attaquer à de vieux problèmes structurels de l’économie canadienne et à améliorer sa productivité et sa capacité de croissance à long terme. Ils ont notamment promis 25 milliards et un assouplissement des règles visant à faire passer la construction résidentielle au rythme jamais atteint de 500 000 nouveaux logements par année. Ils ont dit vouloir accélérer le décollage de nouveaux projets, notamment de minéraux critiques. Ils ont fait miroiter de nouvelles infrastructures commerciales (12 milliards), qui ne seraient « pas nécessairement des pipelines », et qui favoriseraient le commerce intérieur et les échanges avec d’autres partenaires que les États-Unis. Ils ont assuré que, contrairement à l’avis des experts, ils pourraient aider le développement des « énergies traditionnelles » — lire fossiles de l’Ouest canadien — sans compromettre la lutte existentielle contre le réchauffement climatique et l’impérative transition verte. Tout cela reste bien centré sur l’exploitation et l’exportation de ressources naturelles, a déploré mardi dans le Globe and Mail l’ancien p.-d.g. de BlackBerry, Jim Balsillie, qui voudrait plus entendre parler d’intelligence artificielle et de contrôle de la propriété intellectuelle. « Notre économie est-elle comparable à celle de la Russie ou de l’Arabie saoudite ? Ou avons-nous davantage de potentiel ? » Le Canada contre « Mister T. » Tout cela ne fera que creuser les déficits budgétaires à Ottawa, ont constaté les observateurs. Qui plus est, comme plusieurs de ces projets sont à long terme — il faut 18 ans pour qu’une nouvelle mine entre en activité, dit par exemple la Banque TD —, les mesures promises par les libéraux ajouteront tout au plus entre 0,5 % et 0,8 % de croissance économique les deux prochaines années, estiment des experts. Ce sera nettement insuffisant si les politiques de Trump plongent le Canada en récession. Le gouvernement Harper avait eu besoin d’un plan de relance de 75 milliards sur deux ans durant la dernière crise financière, rappelle le Mouvement Desjardins. Mark Carney n’aura peut-être pas d’autre choix que de privilégier des mesures de stimulation à très court terme, au détriment de ses baisses d’impôt et de ses projets de refondation de l’économie canadienne, ont observé certains. À l’inverse, il n’est pas impossible non plus que Donald Trump nous réserve un autre virage à 180 degrés, avance l’économiste de la Banque CIBC Avery Shenfeld, et qu’il profite du remplacement de Justin Trudeau par, comme il a dit cette semaine, un « gentleman très aimable » pour faire la paix avec son voisin canadien en échange de concessions mineures qu’il pourrait présenter aux Américains comme une grande victoire. D’abord des ministres et un budget En attendant, Mark Carney devra constituer son Conseil des ministres. Puis présenter un premier budget. On portera particulièrement attention à son choix de ministre des Finances, a noté cette semaine Eugene Lang, professeur à l’Université Queen’s, en Ontario, toujours dans le Globe and Mail. Numéro deux du gouvernement, ce pauvre ministre aura le « triple défi » de livrer des baisses d’impôt, d’importantes augmentations de dépenses et un équilibre du budget des dépenses courantes d’ici trois ans. Comme possibles candidats au poste, on évoque le ministre des Finances sortant, François-Philippe Champagne, mais aussi Tim Hodgson, un autre ancien banquier de Goldman Sachs, et Carlos Leitão, un ancien ministre libéral des Finances, mais à Québec cette fois. Le futur ministre fera aussi face à un quatrième défi, a prévenu Eugene Lang. Il devra mieux parvenir que ses prédécesseurs, Bill Morneau et Chrystia Freeland, à se faire respecter par son patron, qui risque d’être souvent tenté de tout décider à sa place.