"On va encaisser le choc en Europe, voire sortir renforcé, alors que les États-Unis de Trump vont souffrir"

Vous revenez de Washington. Quelle était l'ambiance ? L'ambiance était soucieuse, aux assemblées annuelles du FMI, et ce à un degré historique. Les participants, qu'ils soient du secteur public ou du secteur privé, avaient vraiment conscience de vivre un moment un petit peu charnière de l'histoire économique, lié à un tournant radical des politiques économiques, et pas seulement de l'administration américaine et Donald Trump. Il y avait une certaine tristesse, presque, celle de se dire que l'économie américaine est en train de se tirer une balle dans le pied. Nous, en Europe, on va réussir à s'en sortir. Par contre, l'Amérique va être durablement affaiblie. Et ce qui était intéressant, c'est que ce discours, je l'ai entendu à peu près de manière similaire de la part d'Européens, d'Asiatiques, de pays d'un peu partout… On va encaisser le choc, voire sortir de cet épisode renforcé, alors que les États-Unis vont souffrir à court et à long terme. Est-ce qu'il y a des prévisions de récession ? Ni le FMI, ni le consensus des prévisionnistes privés n'ont dans leur scénario central (privilégié, NdlR) une récession. Mais tout le monde ajoute que ce scénario central est à prendre avec encore plus de pincettes que d'habitude, vu le niveau extrême d'incertitude actuelle. Donc il ne faut pas être rassuré outre mesure du fait qu'il n'y ait pas de récession dans le scénario central. Beaucoup dépendra de la durée de cette incertitude. Mais mes homologues, les chief economists d'autres institutions, partent du principe que cette phase d'incertitude exceptionnelle et de droits de douane va se résorber assez rapidement. Pas dans les prochains jours, peut-être pas en quelques semaines, mais d'ici la fin de la période des 90 jours. Même pour la Chine. Ça ne passera pas à 0 %, mais ça devrait être plus proche de 60 % que de 140 %. Si cette incertitude perdure, quels seraient les risques ? Si les États-Unis et la Chine mettent plus de temps à amorcer la désescalade de cette guerre tarifaire, il est clair que les dégâts économiques deviendraient plus difficiles à renverser et la probabilité d'une récession s'accroîtrait au fur et à mesure. Le chiffre du PIB américain, à -0,3 % au premier trimestre, vous inquiète-t-il ? Il ne faut pas le surinterpréter. Il reflète très largement une poussée massive des importations, vraisemblablement causée par le désir d'importer avant que les tarifs ne se mettent en œuvre. Mais quand on regarde la consommation et l'investissement, ils se portent bien. L'Europe ne risque-t-elle pas d'être pénalisée si les États-Unis vont mal ? Le pays reste un partenaire économique important pour la Belgique, la France et surtout l'Allemagne, non ? Il faut mettre les choses en perspective. L'Allemagne est parmi les pays les plus exposés : les exportations allemandes vers les États-Unis représentent environ 3 % de son PIB. Les exportations de l'UE dans son ensemble vers les USA, c'est moins de 10 % du PIB. C'est important, mais la vie ne va pas s'arrêter. Et les exportations ne vont pas tomber à zéro. Elles vont baisser, mais pas disparaître. Ensuite, les droits de douane, pour l'instant, sont autour de 10 % entre l'UE et les États-Unis. C'est beaucoup, mais ce n'est pas 145 % comme pour la Chine. Rappelons que le commerce des pays de l'Union européenne se fait à 64 % entre eux ! Donc si on réforme un peu le marché interne, c'est complètement rattrapable. Ce n'est pas la grande dépression. Vous vous attendez à quels niveaux de droits de douane ? Ça part dans tous les sens, par secteurs, par pays… Mais notre scénario de base reste autour de 10 %, mais certainement pas de 2,5 % comme auparavant, avant l'offensive tarifaire. Et à 60 % pour la Chine, ce qui reste très supérieur aux ordres de grandeur précédents. Mais sur toutes les régions du monde, l'Europe est celle qui a le plus de marge de manœuvre – ne serait-ce que sur le plan monétaire – pour se prémunir des effets des droits de douane. Sur le plan budgétaire, l'Allemagne n'est pas trop contrainte, contrairement à la France ou la Belgique. Mais la dette au niveau de l'UE dans son ensemble n'est pas du tout un problème. Il pourrait donc y avoir une nouvelle série d'emprunts communs. En tant qu'union, l'Europe a de la marge de manœuvre. Et l'Europe reste un marché attrayant pour tous les partenaires commerciaux autres que les États-Unis. D'où l'accélération de la volonté d'accord de libre-échange avec l'Inde ou d'autres pays d'Asie. Les pays autres que les États-Unis restent convaincus des effets positifs du libre-échange. La Chine pourrait-elle inonder le marché européen à cause des taxes américaines qui bloquent l'accès à son marché ? Il y a effectivement un risque. Toute la chaîne de valeur asiatique, et pas que la Chine, pourrait être tentée d'écouler ses produits au rabais en Europe et ailleurs. C'est une bonne nouvelle pour le consommateur, mais beaucoup moins pour les producteurs européens. Mais les autorités européennes auront des discussions avec la Chine à ce sujet. Les Chinois jouent beaucoup la carte du partenariat stable, donc les autorités européennes pourront négocier pour éviter de voir tous ces produits inonder notre marché en tuant notre industrie. Les Chinois comprennent l'enjeu. Il pourrait aussi y avoir des effets positifs. Les Chinois pourraient acheter en Europe ce qu'ils achetaient auparavant aux États-Unis, et inversement. Est-ce possible de réellement contrôler l'application de ces droits de douane ? C'est très compliqué et cela met des frictions néfastes dans les échanges. Trump avait d'ailleurs initialement voulu des taxes produit par produit mais des conseillers ont dû lui dire que ce n'était tout simplement pas possible, que cela ferait des milliers de lignes de tarifs différents. D'où, finalement, la publication, le 2 avril, de tarifs par pays, et même par région qui ne sont pas des pays, comme des départements d'outre-mer français, comme Saint-Pierre-et-Miquelon ou la Guadeloupe ! Puis il a fait marche arrière. Mais ces politiques tarifaires ajoutent de l'incertitude. D'ailleurs il y a pas mal de gens aux États-Unis qui ne sont pas spécialement contre les tarifs mais qui estiment qu'il ne faut pas s'y prendre comme cela. L'exécution de la politique de Trump est vraiment désastreuse. Trump est-il à côté de la plaque quand il dit vouloir relocaliser l'industrie, alors que le taux de chômage est à environ 4 %. Il n'aurait même pas la main-d'œuvre pour faire tourner ses industries… Il y a beaucoup de contradictions dans l'agenda économique de Donald Trump… Pensez-vous que Donald Trump est néanmoins sincère dans sa stratégie de taxation afin de relocaliser ? Ou est-ce, comme il l'a affirmé lors de sa volte-face, pour faire des deals plus avantageux pour son pays ? Je pense qu'il y a une sincérité totale, pas seulement de Trump mais aussi de son cabinet, sur la volonté de relocalisation. Leur objectif, c'est de réindustrialiser l'Amérique et de recréer une classe moyenne salariée de l'industrie. C'est très populaire, y compris chez certains démocrates. Mais a-t-il menti alors quand il parle de technique de négociations ? Non, il y a les deux. Il y a l'objectif de réindustrialiser l'Amérique, et la volonté de négociation avec les autres pays. Et quand on lui dit qu'il y a d'autres moyens de s'y prendre, la réponse est "the art of the deal", Trump pense savoir mieux négocier que n'importe qui. Mais ça ne veut pas dire que l'objectif de réindustrialisation n'est pas sincère. Et il y a aussi l'objectif de faire rentrer des recettes par ces taxes. Car les Républicains veulent faire baisser les impôts – bien que le taux de prélèvement obligatoire soit déjà de seulement 17,5 % aux États-Unis, soit l'un des plus bas de l'OCDE – alors qu'ils ont déjà un déficit public de l'ordre de 7 % du PIB et une dette qui est sur une trajectoire insoutenable. Ils ont besoin de recettes. Donc ils ne peuvent pas mettre des droits de douane à zéro. Ses plans sont-ils farfelus ? Oui. Farfelus mais pas impossibles. Et il change d'avis. Il dit un jour qu'il ne va pas virer Jerome Powell (le président de la Fed, NdlR), puis il dit qu'il sait mieux que Powell ce qu'il faut faire… Combien de temps cela va-t-il durer ? Je n'aurais d'ailleurs jamais imaginé recevoir autant de questions, de clients ou de partenaires, discutant sérieusement de la sûreté du dollar. Il y a une vraie inquiétude. Et une fois que le doute s'installe, c'est difficile de faire marche arrière. Le véritable contre-pouvoir à Trump, est-ce celui de l'argent, des marchés ? C'est ce qui cela qui peut faire plier le président américain ? Pendant son premier mandat, le président Trump s'était montré beaucoup plus sensible aux variations de la Bourse. Et c'est d'ailleurs ce qui avait motivé beaucoup d'électeurs à voter pour Trump. Les gens se disaient "je n'apprécie pas beaucoup sa personne mais, pendant son premier mandat, il n'a finalement pas géré l'économie si mal que cela. Et s'il faisait une bêtise, le marché des actions dévissait et il faisait marche arrière". Mais là, de toute évidence, le raisonnement est différent. La bourse américaine sous-performe les marchés d'actions du monde entier de manière massive. Et malgré ça, Trump s'entête dans son agenda. Mais c'est quand même jouer avec le feu. Parce que là, on a eu un épisode de 48 heures où, effectivement, les taux longs des obligations américaines sont passés de 4,5 à presque 5 %. Mais on pourrait aussi avoir cela en mouvement accéléré, avec une panique et la demande à la Fed d'entrer dans le jeu. Et compte tenu du rôle essentiel du marché des obligations américaines pour le système financier international, s'il y a un accident aux États-Unis, le monde entier sera impacté. Les droits de douane supplémentaires parviendront-ils à financer les baisses d'impôts promises par Trump ? Les économistes disent que non… Les tarifs qui ont été mis en place jusqu'à maintenant appliqués au volume d'importations à fin 2024 pourraient rapporter de l'ordre de 2 000 milliards de dollars supplémentaires aux États-Unis au cours des 10 prochaines années. Et les projets de baisses d'impôt prévues par le Congrès représentent un montant entre 5 500 et 6 000 milliards de dollars sur 10 ans. Donc il y a un trou important. Pour l'instant, les marchés ne se sont pas préoccupés du tout de cette arithmétique budgétaire, parce que toute l'attention a été concentrée sur les tarifs douaniers et la bataille contre la Fed. Le problème, c'est que lorsque l'attention commencera à se refocaliser sur l'arithmétique budgétaire, cela risque aussi d'être compliqué. L'Allemagne a changé de philosophie budgétaire, avec son plan de 1 000 milliards de réinvestissements dans les infrastructures, les dépenses publiques… N'est-ce pas une dangereux sur le plan budgétaire ? Ou est-ce une politique keynésienne de relance ? Non, ce n'est pas keynésien. C'était vital de faire cela. Il y aura un impact de type keynésien mais ces 1 000 milliards correspondent grosso modo aux sous-investissements publics déployés par l'Allemagne au cours des 5-10 dernières années. Il suffit de voyager un petit peu en Allemagne pour le constater. Tous les Allemands vous diront que l'état des infrastructures publiques est catastrophique. L'état de la Défense est catastrophique, certains avions n'arrivent pas à voler… Il s'agit donc d'un rattrapage nécessaire mais qui, surtout, devrait augmenter le potentiel de croissance en remédiant à des déficiences d'infrastructures qui n'auraient pas dû exister, compte tenu de la marge de manœuvre budgétaire que l'Allemagne avait. Dans quelle mesure le reste de la zone euro pourrait-il bénéficier de cette ouverture des vannes budgétaires en Allemagne ? Cela dépend des degrés d'intégration des économies avec l'Allemagne. Mais clairement, la France ou la Belgique, qui ont beaucoup d'échanges avec l'Allemagne, en bénéficieront plus que d'autres, comme l'Espagne ou le Portugal, qui en ont moins. Ceci dit, l'Allemagne est la plus grosse économie de l'UE et quand la croissance allemande va bien, tout le monde en profite. "Il faut mettre en place une banque européenne du réarmement" Vous avez appelé à la création d'une banque de réarmement européenne… Le plan de Défense européen, c'est vraiment un enjeu majeur pour les années à venir. Le scénario de base qu'ont l'air de faire les décideurs en la matière, c'est que l'Europe a entre 5 et 10 ans devant elle pour se mettre à niveau. Mais il y a aussi des scénarios où cette mise à niveau doit se faire "tout de suite". En cette matière, décider de dépenser davantage et d'emprunter, c'est la partie simple du problème. Mais le véritable sujet, c'est comment dépenser utile, comment coordonner les dépenses. Car pour l'instant, chaque ministère de la Défense a sa liste d'équipements qu'il a envie d'acheter, de dépenses, etc. Mais personne ne se demande : "Est-ce que cela fait sens ?". Pour cela, il faut mettre en place un processus et j'ai évoqué l'idée d'une banque européenne du réarmement. Car on ne peut pas se contenter d'avoir 27 plans parallèles supplémentaires de Défense. L'entente entre les pays est-elle possible, alors que chacun veut garder ses industries clés ? On voit des tensions entre France et Allemagne à ce propos… L'entente est vitale et indispensable. Et c'est bien pour cela qu'une telle concertation a commencé à impliquer à la fois les ministres des Finances et de la Défense. La hantise des ministres des Finances, c'est d'imaginer qu'on va faire des chèques en blanc à tous les ministres de la Défense qui, ensuite, vont faire des achats qui coûteront cher et qui ne serviront à rien. Au contraire, il faut mettre en place la machinerie administrative pour que ces décisions se prennent en concertation. En France, comment voyez-vous évoluer la situation économique après le deuxième mandat de Macron, après les élections de 2027 ? On a déjà connu d'importants remous lors des dernières législatives… Je n'ai pas de boule de cristal. Mais l'année dernière a été très compliquée pour l'économie française pour des raisons politiques. La France est, parmi les pays européens, celui qui a l'effort de consolidation budgétaire le plus important à faire. Cela va être un frein à la croissance à l'horizon des cinq prochaines années, il ne faut pas se mentir. Mais à présent, l'effet Trump est plutôt disciplinant, en ce sens qu'il a créé vraiment une conscience généralisée à travers les partis politiques et l'opinion publique. Nous sommes dans une période compliquée au niveau mondial, à la fois économiquement et surtout géopolitiquement, et il y a une prise de conscience que ce n'est vraiment pas le moment de mettre la pagaille. Et je pense que cela augmente les chances qu'on arrive jusqu'à l'élection présidentielle de 2027 sans avoir de secousses trop compliquées à gérer pour l'économie. Donc l'effet Trump est favorable à la France. Et même au monde entier, à l'exception… des États-Unis ? C'est exactement cela. Prenez, par exemple, la Chine, qui était dans une situation compliquée, la croissance avait du plomb dans l'aile, les pouvoirs publics avaient du mal à se décider, à mettre en place les mesures qui pourraient faire une différence. Et là, d'un seul coup, le pays entier est uni derrière le président Xi Jinping pour dire que voilà, on est en guerre contre les États-Unis, il faut se défendre. Donc oui, c'est vrai, cet effet Trump bénéficie de façon diverse un petit peu à tous les pays du monde. Vous plaidez pour favoriser le libre-échange avec le Royaume-Uni. On oublie le Brexit ? Ni le Royaume-Uni ni l'Union européenne n'envisagent un retour du pays dans l'UE. Mais les deux économies bénéficieraient à accroître leurs échanges, oui. Le Royaume-Uni a longtemps été un partenaire important pour les États-Unis. Parfois "l'idiot utile", si on veut être provocateur… Ce n'est plus le cas ? On peut compter sur eux, en Europe ? Je ne vais pas reprendre à mon compte cette expression mais il est clair qu'en matière de Défense, le Royaume-Uni est sur une position plus fiable que les États-Unis, actuellement, et sur les matières économiques également. Et géographiquement et socialement, il reste un partenaire plus proche de l'UE que des États-Unis.