Le PDG d’Alcor, James Arrowood, dans la salle avec les cuves d’azote liquide dans lesquelles reposent les restes cryogénisés de 240 personnes. (Scottsdale, Arizona) Devant nous s’alignent deux rangs de sarcophages chromés bardés de cadrans, de tubes et de fils électriques. À l’intérieur reposent les restes cryogénisés de 240 personnes qui espéraient, avant de mourir, que l’on découvre une technologie pour les ramener à la vie. C’est ici, dans ce décor de science-fiction installé à Scottsdale, en Arizona, que le milliardaire montréalais Robert Miller veut accéder à l’immortalité. L’octogénaire est actuellement accusé de crimes sexuels sur plusieurs adolescentes, mais sa santé déclinante pourrait empêcher la tenue d’un procès. Ses avocats se présenteront devant un juge cette semaine pour réclamer l’arrêt du processus judiciaire. Et ensuite ? Robert Miller n’est pas du genre à s’avouer vaincu. Il a déboursé une fortune dans l’espoir d’être cryogénisé après sa mort et ressuscité dans un avenir lointain, à une époque où ses accusatrices seront vraisemblablement disparues. PHOTO FOURNIE Robert Miller Le caveau que La Presse a pu visiter est la création de la fondation Alcor, une organisation à but non lucratif créée il y a 53 ans. Elle conserve déjà les restes de 240 personnes qui ont payé des dizaines, voire des centaines de milliers de dollars pour ce billet incertain vers l’éternité. Nombreux sont ceux qui prévoient les rejoindre. « Nous avons environ 1500 membres et une liste d’attente d’environ 200 candidats », affirme James Arrowood, PDG de l’organisation. Dans les laboratoires autour, des employés s’activent sur toutes sortes d’appareils hétéroclites. D’autres analysent des scans cérébraux, ou ont le nez plongé dans des montagnes de papiers couverts d’équations complexes. Visite des laboratoires d’Alcor PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE La salle d’opération utilisée pour le processus de cryogénisation PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE Système de surveillance des cuves de cryogénisation PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE Quelques tableaux aperçus dans les laboratoires d’Alcor PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE Le PDG d’Alcor, James Arrowood, devant le scan d’un patient PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE Wonjin Cho, chercheur coréen employé chez Alcor PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE Dans les cuves, les corps sont placés la tête en bas. PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE Images de reins cryogénisés selon différentes méthodes 1 /7 Dans l’état actuel de la science, rien n’indique que l’humanité parviendra un jour à ramener ces gens à la vie. « C’est de la poudre de perlimpinpin. Ils ne vendent pas rien qui ait été testé. Tout ce qu’ils vendent, c’est un cercueil très, très froid », dit Michael Hendricks, professeur agrégé au département de biologie de l’Université McGill. Ça pourrait fonctionner. Ou peut-être pas. Ça ne fonctionne pas en date d’aujourd’hui. Nous l’admettons totalement. James Arrowood, PDG d’Alcor Mais Robert Miller y croit. L’octogénaire est visé par de nombreuses accusations criminelles et poursuites civiles en lien avec les témoignages de dizaines de femmes qui disent avoir été recrutées à l’adolescence pour lui offrir des services sexuels. Il nie vigoureusement les gestes qui lui sont reprochés. Il souffre par ailleurs de la maladie de Parkinson à un stade avancé, et ses médecins ont affirmé à la cour que la tenue d’un procès pourrait le tuer, tant il est fragile. S’il veut éviter la prison, Robert Miller veut aussi éviter la mort grâce à la cryogénisation. Par l’entremise de ses avocats, il nous a confirmé avoir tout mis en œuvre pour que son corps soit préservé chez Alcor. De l’argent a été mis de côté pour payer l’entretien et la surveillance de sa cuve, aussi longtemps qu’il le faudra. Dans la chambre forte, un employé active une commande, et un épais brouillard se forme au sommet des cuves. C’est l’heure de laisser échapper les vapeurs d’azote accumulées à l’intérieur. Le système de ventilation gronde férocement alors que, sous un éclairage bleuté, la salle semble brièvement toucher aux nuages. Puis tout redevient calme. PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE Michael Perry, responsable de la surveillance des cuves chez Alcor Les cuves d’Alcor sont comme de grands thermos remplis d’azote liquide pour conserver les dépouilles à une température de -196 °C. La majorité des clients font seulement cryogéniser leur tête, en faisant le pari qu’elle pourra être raccordée sur un autre corps dans le futur. D’autres veulent être congelés avec tous leurs membres, pour un prix plus élevé. PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE Les vapeurs d’azote qui s’accumulent dans les cuves doivent être évacuées ponctuellement. Avant d’être plongés dans la cuve, les « cryonautes », comme on les appelle ici, sont embaumés avec un liquide censé favoriser la conservation des cellules à très basse température tout en évitant la formation de cristaux de glace. La substance vaut une fortune, affirme James Arrowood. « C’est comme de l’or liquide », dit-il en nous tendant une poche particulièrement froide remplie d’un fluide jaunâtre. PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE Le PDG d’Alcor, James Arrowood, nous montre un sac de M22, le liquide censé favoriser la conservation des cellules lors de la cryogénisation. Frais pour être cryogénisé chez Alcor PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE Bureaux d’Alcor à Scottsdale, en Arizona Abonnement annuel : âge du patient multiplié par 15 $ US (soit 750 $ pour une personne de 50 ans). Cryogénisation de la tête seule : 80 000 $ US Cryogénisation de tout le corps : 220 000 $ US Explosion du financement Depuis 25 ans, le magazine interne de la fondation Alcor a souligné plusieurs fois que M. Miller était l’un de ses plus importants donateurs. Sa générosité a même causé des soucis à Alcor : la fondation a lancé un appel urgent pour multiplier le nombre de ses donateurs en 2001, car la réglementation américaine lui imposait de ne pas recevoir une trop grosse part de son financement d’un seul individu. En 2022, M. Miller a créé sa propre fondation enregistrée aux États-Unis, la Future Cryonics Foundation, pour financer les activités d’Alcor. La fondation a démarré avec un don initial de 4,5 millions de dollars canadiens puisés dans les coffres de Future Electronics, selon des rapports financiers déposés auprès du gouvernement fédéral américain et consultés par La Presse. PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE Des exemplaires et photocopies du magazine Cryonics, dans l’entrée des bureaux d’Alcor En 2023, lorsqu’un reportage de Radio-Canada a rendu publiques les allégations de plusieurs femmes à son endroit, les investissements de Robert Miller dans le développement de la cryogénisation ont explosé. Au cours des mois suivants, l’homme d’affaires a injecté 24 millions de dollars canadiens dans la Future Cryonics Foundation, qui en a transféré immédiatement 1,4 million à Alcor et a conservé une réserve de 33 millions pour les années à venir, selon les rapports financiers consultés par La Presse. Les chiffres pour 2024 ne sont pas encore disponibles. Alcor a augmenté en parallèle sa présence au Canada, où elle confirme désormais avoir 84 membres. L’organisme a ouvert une antenne canadienne, enregistrée depuis l’an dernier comme organisme à but non lucratif et dirigée par un inhalothérapeute de l’Ontario. Celle-ci a mis sur pied une équipe d’intervention rapide dans la région d’Ottawa, chargée de récupérer les dépouilles des membres à leur mort et de les conserver au froid à l’aide de glace sèche jusqu’à ce qu’elles soient envoyées en Arizona. C’est vraisemblablement cette équipe qui sera dépêchée à Montréal après le décès de M. Miller. PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE Les candidats à la cryogénisation doivent porter un collier ou un bracelet avec des directives concernant la façon de s’occuper de leur corps après leur mort. PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE La carte d’urgence en cas de décès du PDG d’Alcor, James Arrowood, dont le cerveau sera cryogénisé après sa mort 1 /2 Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) n’a pas voulu faire de commentaires sur le souhait de M. Miller d’être ranimé dans le futur après avoir obtenu un arrêt du processus judiciaire. Les avocats de l’accusé, eux, assurent que ses arrangements ne changent rien, ni pour les procédures pénales ni pour les poursuites civiles. Chez Alcor, James Arrowood refuse de discuter d’un cas en particulier, pour des raisons de confidentialité. Le PDG de l’organisation souligne toutefois ne pas être en position d’exclure des membres de son organisation. « Nous traitons tout le monde de la même façon », plaide M. Arrowood. « Je pourrais voir un réel problème avec certaines personnes, des gens qui auraient commis des crimes, fait mal à de jeunes personnes, ou quelque chose du genre. Mais ce n’est pas juste pour moi de prendre des décisions unilatérales », laisse-t-il tomber. Selon lui, le fait de porter un jugement moral sur la qualité des candidats à la cryogénisation pourrait mener à de graves dérives. Le PDG croit que si une civilisation arrive un jour à ranimer les restes humains cryogénisés chez Alcor, elle aura aussi trouvé un moyen de gérer les enjeux de crimes et châtiments impliquant ces personnes. Qui s’occupera de ces « riches dans une cuve » ? L’idée fait bien rire Michael Hendricks. Le chercheur en neurobiologie de l’Université McGill a déjà publié une dénonciation détaillée de la « fausse science » entourant la cryogénisation dans la revue MIT Technology Review. « Le fait de croire qu’une technologie de l’avenir sera compatible rétroactivement avec les singeries qu’ils font en ce moment, c’est déjà fou à la base », poursuit le chercheur, très sévère envers les organisations qui vendent cette promesse d’éternité. Même s’il ne s’attend pas à ce que le projet d’Alcor fonctionne, M. Hendricks croit que les gens comme Robert Miller devraient s’interroger sur l’accueil qui leur serait réservé par une société future. Il soupçonne qu’avec les changements climatiques et l’état général de la planète qui leur sera léguée, les générations futures porteraient un jugement peu favorable sur les « cryonautes » du passé. PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE Que penseront les générations futures des « cryonautes » du passé ? « Que croyez-vous qu’ils vont penser de ces riches dans une cuve ? Croyez-vous qu’ils seront très motivés à s’occuper d’eux ? » La question se pose d’autant plus dans le cas d’une personne visée par de graves allégations de crimes sexuels, souligne-t-il.