« Non ». La réponse était courte, et elle était claire. Mark Carney n’a pas l’intention de former une alliance avec les néo-démocrates pour gouverner de façon majoritaire. Pas de surprise ici. Le premier ministre veut se distancier de son prédécesseur Justin Trudeau, autant sur le fond que sur la forme. Et pour les conservateurs, ce n’est pas une bonne nouvelle. M. Carney est arrivé à l’heure pour sa conférence de presse. Elle a duré environ 40 minutes. Il répondait en peu de mots. Un simple oui ou non, le plus souvent, suivi d’explications concises. M. Trudeau, moins ponctuel, avait offert un exercice deux fois plus long après sa victoire en 2015. Ses déclarations étaient emphatiques. À la fin, les journalistes manquaient de questions. M. Carney est à l’aise dans le rôle qu’il joue, car c’est le sien. Son message vendredi : je n’ai pas de temps à perdre. Il n’y aura pas de politicaillerie – Pierre Poilievre aura son élection partielle en Alberta pour obtenir un siège à la Chambre des communes. Et il n’y aura pas 57 priorités prioritaires. Le prochain Conseil des ministres sera d’une taille modeste. On ne devrait pas revoir de postes décoratifs comme celui d’un ministre de la « Prospérité de la classe moyenne ». Ce nouveau gouvernement minoritaire a une durée de vie limitée, et les défis sont costauds : négocier avec Donald Trump, relancer l’innovation et la productivité, accélérer la transition énergétique, améliorer l’accès au logement, renforcer la défense canadienne et abattre les barrières au commerce interprovincial. En mars, M. Carney avait déjà envoyé un message en écartant Karina Gould de son Conseil des ministres. Durant la course à la chefferie, elle incarnait l’aile gauche du parti. L’élégance aurait voulu qu’on lui réserve une place. Mais le recentrage du parti a été jugé plus important. Les libéraux doivent leur victoire à l’effondrement du vote néo-démocrate. Ils pourraient fidéliser ces électeurs. Mais ils semblent faire le pari inverse. Le parti de gauche a frappé son plancher, et il finira tôt ou tard par rebondir. Les votes qui manquent à M. Carney se trouvent plutôt chez les conservateurs, qui ont atteint un sommet – et probablement un plafond – avec 41,3 % des votes. Au Québec, surtout à Montréal, on caricature l’électorat conservateur. Oui, certains admirent Donald Trump, et d’autres sont à la remorque du lobby pétrolier. Mais le Canada est immense, et son électorat est diversifié. Des gens qui se soucient peu des oléoducs et qui n’aiment pas M. Trump votent tout de même bleu. Depuis quelques années, les conservateurs courtisent davantage le vote col bleu. La gauche a longtemps tenu pour acquis les syndiqués et les travailleurs. Mais certains d’entre eux ne se reconnaissent plus dans le NPD. Aux États-Unis, le taux de diplomation est devenu un des meilleurs prédicteurs du vote. Au Canada, il est instructif aussi. Ce n’est évidemment pas parce que la scolarité garantit le jugement. L’explication est plutôt identitaire. Les universités sont situées en milieu urbain. Ce sont des lieux où on se fait des contacts, où on consolide ses valeurs. Pour faire image, disons que la différence est grande entre la foule d’une manifestation sur un campus et celle d’une ligne de piquetage d’ouvriers de la construction. Dans les banlieues et les régions, des travailleurs s’estiment laissés pour compte. Ils n’aiment pas sentir qu’on les juge ou qu’on leur fait la morale. Pierre Poilievre a misé là-dessus pour transformer la taxe carbone en débat symbolique. Il est devenu si émotif que les faits n’importaient plus. Depuis des années, Doug Ford courtise le vote des syndicats privés. Pierre Poilievre a fait la même chose. Selon le National Post, au moins 14 syndicats l’ont appuyé lors de la dernière campagne. L’effondrement du NPD ne s’explique pas seulement par le vote stratégique. Il est vrai que dans les milieux urbains, des électeurs de gauche ont voté libéral pour bloquer M. Poilievre. Mais dans certaines banlieues, ils ont au contraire soutenu les conservateurs. C’est le cas de la région de Windsor, qui héberge l’industrie automobile, ou de l’est de Hamilton, où se trouvent les aciéries. Des châteaux forts orange sont passés au bleu. Le sondeur Dan Arnold, qui a déjà travaillé pour les libéraux, a mesuré le vote selon la catégorie d’emploi. Pour les cols blancs : 46 % PLC, 35 % PCC, 11 % NPD. Pour les cols bleus : 50 % PCC, 31 % PLC, 7 % NPD. On comprend mieux le slogan de M. Poilievre de favoriser les travailleurs en bottes, et non ceux en veston (boots not suits). Revenons à M. Carney. Son approche ressemble à « du pain brun pour tous ». Un gouvernement qui ne parle pas trop de valeurs, qui ne prend pas trop de place et qui évite de faire la leçon. À droite, on répondra que M. Carney n’éliminera pas le déficit et interviendra dans l’économie pour stimuler les investissements. Et aussi qu’il est la définition d’une élite – ex-banquier central, il a œuvré en finances à Londres, New York et Toronto. Mais le discours terre à terre du chef libéral est tout de même susceptible de plaire à ceux qui veulent un gouvernement qui se contente de gérer l’essentiel, sans trop s’éloigner du centre. Et c’était ça, le message de M. Carney vendredi : je me mets au travail, je sais ce que je fais et vous ne m’entendrez pas trop, et c’est pour le bien de tous.