L’internet comme vous ne l’avez jamais lu

Le 22 novembre 2026, une attaque thermonucléaire sur les grandes villes a décimé l’humanité et détruit tous les réseaux de communication. Dans ce monde postapocalyptique, en 2040, à Blanc-Sablon au Québec, les aînés de la famille Vincent racontent aux plus jeunes ce formidable outil qu’était l’internet. C’est ainsi que Carl Bessette pose la base de son ambitieux projet : raconter l’histoire de l’internet dans un foisonnant essai romanesque en quatre tomes, dont le premier vient de paraître aux Éditions Mains libres, Load : une histoire de l’internet – Les géants. D’avoir imaginé une catastrophe planétaire lui permettait de contenir dans le temps son sujet, avec un début, un milieu et une fin à l’internet, en plus de lui éviter d’écrire des tomes à l’infini. « Mais à la base, je voulais situer mon histoire dans un monde où internet n’existe plus pour que, lorsqu’on referme le livre, on puisse se dire : bien nous, on l’a encore, explique-t-il. Alors il faut qu’on en prenne soin. Je me rends compte en ce moment qu’il faut en être digne aussi. Mon livre, c’est vraiment une lettre d’amour à internet. » Quiconque a lu son sympathique essai Tous les détails, dans lequel il raconte ses traits obsessifs compulsifs, devinera que Carl Bessette a un souci maniaque des faits et que la virée dans son histoire de l’internet sera très instructive et solidement documentée. Mais aussi très vivante et accessible ; Load est à la fois une fiction et un manuel d’histoire, qui regorge d’anecdotes et dont la bibliographie est impressionnante. L’un de ses modèles d’écriture, que j’aime d’ailleurs beaucoup, est Bill Bryson, l’auteur d’Une histoire de tout, ou presque…, petit chef-d’œuvre de vulgarisation que tout le monde devrait lire, selon lui. PHOTO ARCHIVES ASSOCIATED PRESS Betty Jean Jennings et Frances Bilas programmant le panneau principal de l’Electronic Numerical Integrator and Computer (ENIAC), en 1946 Ainsi dans Load, Carl Bessette remonte à une sorte de préhistoire de l’internet en rappelant des inventions qui lui ont ouvert la voie, comme la Pascaline, la machine arithmétique de Blaise Pascal, le métier à tisser de Basile Bouchon, la machine à différences de Charles Baggage, le télégraphe, le téléphone et l’électricité, jusqu’à l’analyseur différentiel de Vannevar Bush, la machine Colossus ou l’Electronic Numerical Integrator and Computer (ENIAC). Pour tout dire, c’est une épopée passionnante, qui démontre que le génie humain est une course à relais dans une combinaison des savoirs, et non une affaire individuelle. Et on se fait raconter tout ça au coin du feu, en compagnie de la famille Vincent ! Carl Bessette et moi partageons une intense fascination pour le bouleversement gigantesque apporté par l’internet, probablement parce que nous appartenons à la génération qui l’a vu naître. Un peu comme nos arrière-grands-parents devaient se sentir quand ils racontaient l’arrivée de l’électricité. Il se souvient encore de cette impression de magie lorsqu’il a compris que sa première page web pouvait être consultée dans le monde entier. PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE L’écrivain et éditeur Carl Bessette Nous nous rappelons aussi Napster, qui a été un grand moment pour les internautes en herbe que nous étions. « C’est très dur pour les jeunes qui sont nés avec ça de comprendre notre excitation. Napster, plus personne ne ferait ça aujourd’hui, ce serait bien trop dangereux. C’était littéralement un programme qui disait “je te donne accès à tout ce que j’ai en musique sur mon ordinateur en échange de ta musique sur le tien”. C’était un niveau de liberté et de naïveté extraordinaire et personne ne pensait à mettre un virus ! » Bessette estime que l’internet est une invention aussi révolutionnaire que l’écriture, mais qui s’est déroulée en très peu de temps et dont on n’a pas encore évalué la mesure. Grand lecteur de livres d’histoire, il aime faire des comparaisons entre les auteurs contemporains des évènements et ceux qui écrivent des décennies plus tard sur les mêmes sujets. C’est donc dire qu’étant un contemporain de l’arrivée de l’internet, il voyait comme un devoir de témoigner du monde d’avant pour les générations futures. Il croit même que c’est le devoir de tous. « Parce que, évidemment, il n’y a plus personne qui va connaître ce qu’est un monde sans cette connectivité-là. Personne ne pourra plus le faire. N’importe qui ayant un talent dans une discipline artistique quelle qu’elle soit a le devoir de témoigner de ça, de faire au moins une pièce, un morceau, un tableau… Si Chopin ou Shakespeare existaient aujourd’hui, c’est sûr qu’ils auraient abordé ça dans leurs œuvres. » Diplômé en philosophie et en informatique appliquée, cofondateur de la mythique maison d’édition de poésie L’Écrou, Carl Bessette a consacré plus de dix ans de sa vie à cette histoire de l’internet qui culminera au dernier tome avec l’arrivée de l’intelligence artificielle. Mais il me prévient que c’est une histoire qui va se dégrader, à l’image des monopoles inquiétants et gourmands que sont devenus les GAFAM. Après avoir passé du temps avec de grands esprits comme Ada Lovelace, Alan Turing ou Claude Shannon, il ne peut que constater la petitesse de personnages comme Elon Musk ou Mark Zuckerberg par rapport au pouvoir qu’ils ont. D’ailleurs, Carl Bessette s’est retiré des réseaux sociaux, parce qu’il trouve qu’ils sont devenus dangereux, et qu’il n’aime pas leurs dirigeants actuels. « Il faut une forme d’empathie pour être capable de gérer ces outils-là. Ce sont de grosses responsabilités, qui vont aussi avec nous, les utilisateurs. C’est un outil puissant, il faut qu’on sache s’en servir. Ça se mérite, ce pouvoir-là. Avec un marteau, on peut construire une maison ou fracasser un crâne. Est-on digne du marteau ? » En revanche, Carl Bessette fait partie de ces rares optimistes qui ont foi en l’humanité, et il est persuadé que l’internet servira à se mobiliser face aux graves dangers qui nous menacent, la crise climatique en premier. « Je pense que ça va exister, des outils encore meilleurs. Il faut faire confiance en l’humanité. On n’est pas assez tatas pour continuer à utiliser quelque chose d’aussi boboche et mal fait que Facebook ! »