"Si Poutine réussit son opération avec l'aide de Trump, il acquerra une stature plus importante que Staline dans l'histoire russe"

Balayant la position occidentale ferme vis-à-vis de Moscou, le milliardaire a multiplié les mains tendues à Vladimir Poutine. Tout en n'hésitant pas d'un autre côté à malmener le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Notamment lors d'un échange lunaire dans le bureau ovale. Alors, le chef du Kremlin est-il en train de gagner la partie ? Va-t-il sortir plus fort que jamais de ce conflit qu'il a initié et qui a fait tant de morts, aussi bien du côté russe qu'ukrainien ? La Libre a interrogé Laetitia Spetschinsky, spécialiste de la Russie (UCLouvain), pour évoquer les négociations en cours et analyser les réactions au sein de la société russe. On a vu les négociations dans le cadre du conflit en Ukraine avancer rapidement ces dernières semaines, avec même l'aboutissement à un accord sur la mer Noire. Est-ce une réelle grande avancée dans cette guerre ? Non. Pas parce que l'accord n'est pas intéressant, mais parce que la situation est beaucoup trop fluide. D'autant qu'on n'a pas une très grande visibilité sur le contenu des négociations. En plus, les propositions qui ont été communiquées ne sont pas encore acceptées par la Russie. On a déjà vu des annonces d'accord être immédiatement détricotées, soit par une violation d'un cessez-le-feu, soit par des déclarations contradictoires. Donc je reste extrêmement prudente face à ce pseudo-accord. En parallèle des pourparlers, on a vu Vladimir Poutine enfiler son uniforme militaire, intensifier les combats à Koursk... Le président russe ne donne pas l'impression de réellement chercher la paix. A quoi joue-t-il ? Je rajouterais aussi les attaques actuelles répétées sur la région de Kherson, y compris sur la ville d'origine de Zelensky. Ces frappes se sont intensifiées pendant que Poutine commençait à négocier avec les États-Unis. Le président russe joue à un jeu qui n'est clairement pas un jeu de faiseur de paix pour l'instant. Il s'agit plutôt d'un travail d'équilibriste entre la volonté d'apparaître comme l'homme qui fait la paix après avoir mené sa campagne victorieuse, et une aile dure au sein même du Kremlin qui voudrait que la Russie aille beaucoup plus loin. En tous les cas, il est clair que, pour l'instant, Poutine tente de gagner un maximum de temps en flattant l'égo de Donald Trump. La Russie peut en profiter pour avancer encore des pions qui lui serviront dans des négociations réelles qui surviendront forcément. Nous n'assistons donc pas à des négociations sincères de la part des Russes. Ces pourparlers n'ont pas l'air d'emballer ni Poutine ni la classe politique russe d'ailleurs, qui se sent pousser des ailes. Pour la classe politique russe, la situation actuelle est idéale ? Le discours triomphaliste est extraordinaire dans la classe politique russe. C'est un moment rêvé avec un Occident en décomposition, l'Europe sur les strapontins qui joue les commentateurs et les Etats-Unis qui répètent de manière hallucinante les narratifs russes jusque dans les moindres détails. Les phrases qui sont utilisées par des officiels américains sont des discours qu'on entend depuis 20 ans du côté russe. Je pense notamment à ceux qui mettent en cause l'existence de l'Etat ukrainien, qui dénoncent le caractère artificiel de la souveraineté ukrainienne, qui nient son identité. C'est un moment de véritable délectation pour la classe politique russe. Quand on regarde les talk-shows du pays, ils parlent même de la nouvelle cheffe des renseignements américains, Tulsi Gabbard, comme étant "leur personne à Washington". Ce rapprochement avec les Etats-Unis n'est quand même pas particulier ? Comment est-ce perçu ? C'est en réalité perçu comme une victoire formidable, un coup de génie. Depuis un quart de siècle, les Russes disent que les États-Unis sont le seul interlocuteur valable, intéressant, et que les autres ne sont que des valets. Ce n'est donc même pas la peine de discuter avec l'Europe ou l'Ukraine puisqu'à la fin, ce sont les Américains qu'il faut convaincre. Et de là découleront tous les avantages puisque les Etats-Unis imposeront leur volonté à leurs sous-fifres. Or, maintenant, Washington promeut les mêmes idéaux que Moscou. Pour la Russie, c'est comme si leur pion était arrivé de l'autre côté de l'échiquier et était devenu une dame. C'est un coup de maître. Poutine n'a-t-il plus que du mépris vis-à-vis de l'Europe ? En termes de mépris, les Etats-Unis et la Russie se font concurrence pour l'instant. L'opinion russe vis-à-vis de l'Europe est ambigüe, dans le sens où les citoyens et autorités russes ont une passion pour l'Europe culturelle, géographique et un mépris sans fin pour la classe politique européenne. Et cela ne date pas d'hier. Aux yeux des Russes, l'Union européenne est une construction artificielle, faible et défaillante. Leur leadership parfait est un décideur unique, fort et avec des capacités militaires. Tout le contraire de l'Union européenne, qui n'est pas militarisée, qui n'est pas unie et qui ne promeut pas un langage de force. Comment le président est-il perçu en Russie à l'heure actuelle ? Que pense le pays de sa démarche vis-à-vis des pourparlers ? C'est impossible de réellement répondre à cette question. On ne peut que se positionner à travers les échos que l'on a, via nos collèges sur place ou la presse russe. On ne peut pas se baser sur les sondages d'opinion russes. L'immensissime majorité de la population n'est absolument pas touchée par l'opération russe en Ukraine. Sauf ceux dont un membre de la famille est parti combattre ou ceux qui ont quitté le pays au moment de la mobilisation. Et les messages qu'ils reçoivent sur le sujet via les médias officiels sont extrêmement positifs. On prédisait l'effondrement de l'économie russe, qui allait mettre à mal la position de Vladimir Poutine. Mais s'est-on trompé ? A nouveau, le message qui nous parvient est que tout va bien en Russie, que l'économie a réussi à se maintenir et que le pays a un taux de croissance de 4,1% de son PIB. Ce qui ferait pâlir d'envie n'importe quel dirigeant européen. Mais une analyse un peu approfondie des chiffres révèle des immenses fragilités, même s'il est vrai que le pays a réussi à résister à une avalanche de sanctions et prouvé une résilience phénoménale. Mais les effets sont tout de même très visibles, si on prend le temps de s'intéresser aux différents secteurs. On en parle d'ailleurs dans la presse russe. Encore ce jeudi, l'effondrement des ventes de charbon et des exportations était évoqué. Mais les prix élevés sur les marchés mondiaux permettent à la Russie d'engranger pas mal de revenus malgré les quantités en baisse. Il n'empêche que les secteurs de l'énergie et des ressources naturelles vont relativement mal. Existe-t-il encore des opposants solides à Vladimir Poutine en Russie ? Solides, non. J'ai vu passer quelques frémissements parmi les parlementaires. Certains se disent qu'on est déjà au début du processus de l'après-guerre. Mais ils sont extrêmement peu nombreux. Contrairement à la nouvelle élite, préparée par le Kremlin, qui pullule. Ces gens sont sélectionnés sur base de leurs valeurs patriotiques et militaires. Les anciennes élites russes qui s'étaient construites après la chute du mur de Berlin ont été évacuées. Elles ont été remplacées par des vétérans de l'opération en Ukraine, des ultra-loyaux, des extrémistes... L'opposition démocratique n'existe donc pas. Il y a d'autres oppositions légères. Mais, si Poutine réussit son opération avec l'aide de l'administration Trump, il va acquérir une stature plus importante que Staline dans l'histoire russe. Ce qu'il est en train de faire est phénoménal en 25 ans de règne. Sa stature de commandant absolu ne laissera pas beaucoup de place à une opposition. S'il réussit justement son coup et que la guerre en Ukraine s'arrête, Poutine pourrait-il dans la foulée s'en prendre à un autre pays et tenter d'élargir à nouveau les frontières de son pays ? Oui. Même si le but n'est pas d'agrandir le pays. Son objectif est avant tout de casser complètement l'élargissement de l'Otan ou de l'Occident. La logique - mais qu'est-ce que la logique par les temps qui courent - semble indiquer qu'une agression de moyenne intensité sur un pays de l'Otan serait la tentation ultime pour Poutine. Il attendrait de voir la cacophonie qui s'en suivrait au siège de l'Otan entre ceux qui veulent mobiliser l'article 5 et ceux qui s'y opposent. Ce serait la victoire totale de Poutine.