Le vieux Filth est mort, Sir Terence Veneering, son rival, est enterré lui aussi, ainsi que Betty, la femme qu’ils ont tous les deux aimée, et voilà que Jane Gardam disparaît à son tour. Cette romancière britannique, par les qualités d’empathie, d’humour et d’imagination qu’elle mettait en œuvre, était aussi digne d’affection que ses personnages. Certes, on la connaissait moins bien qu’eux. Mais elle était des leurs. Elle est morte le 28 avril à Chipping Norton, en Angleterre, à 96 ans. Filth, Veneering et Betty sont les héros de ses derniers romans, une trilogie commencée en 2004 et terminée en 2013. Le Maître des apparences, le Choix de Betty et l’Eternel Rival (Old Filth, the Man in the Wooden Hat, Last Friends) ont été traduits par Françoise Adelstain aux éditions J.C. Lattès en 2015 et 2016, puis rassemblés l’année suivante en un seul volume intitulé les Orphelins du Raj (le Raj, c’est-à-dire le défunt Empire). Filth est un surnom, l’acronyme de «Failed in London, try Hong Kong». Né en Malaisie, parachuté en Angleterre à l’âge de 4 ans pour une décennie de cauchemar, c’est à Hong Kong que Filth a effectué sa carrière de haut magistrat. La retraite venue, il s’est installé dans un village du Dorset. Ses relations avec son voisin Veneering est un des thèmes, son caractère bougon en est un autre. Mais il s’agit d’un authentique excentrique, qu’on voit soudain prendre l’autoroute pour la première fois de sa vie vers le Nord, à bord d’une vénérable berline. Bien placés dans le récit, bijoux et autres objets font d’excellentes bombes. Les secrets de Filth, Veneering et Betty jaillissent inopinément dans leurs mémoires de vieux sujets en apparence assagis. Ils ont essayé en vain de mettre leur enfance sous clé. Elle est un mauvais petit diable qui revient les tarauder et pirater les souvenirs d’amour. Personnes âgées un peu titubantes Comme beaucoup de ses consœurs anglosaxonnes, Jane Gardam aura écrit à la fois pour les adultes et les enfants. C’est dans le domaine du public enfantin qu’elle fait ses débuts – tardifs – en 1971, avec un roman puis un recueil de nouvelles. La première traduction française a d’ailleurs été publiée par Gallimard Jeunesse (le Poney dans la neige en 1983). Quelques mots sur la vie privée de Jane Gardam : elle aura survécu quinze ans à son mari, dont la profession d’avocat «Q.C.» («Queen’s Counsel», pour conseiller du roi – ou de la reine – dans les pays du Commonwealth) avait des avantages et des inconvénients. Il était absent de longs mois lorsque ses compétences étaient requises à des milliers de kilomètres, ce qui laissait démunie la jeune mère de famille. Mais quand le dernier de leurs trois enfants fut scolarisé, Jane Gardam n’eut rien d’autre à faire pour meubler sa solitude que de se mettre à sa table, et écrire. De 1971 à 2014, elle a écrit sans s’arrêter, quelque chose comme 35 livres. Le dernier, l’Eternel Rival, est peuplé de personnes âgées un peu titubantes, venues à l’enterrement d’un des leurs. Deux d’entre elles sont restés coincées une nuit entière dans la sacristie. On en rit encore. C’est à ses personnages que Jane Gardam tenait avant tout, les enrichissant d’une scène puis une autre, de contradiction et révélation, jusqu’à ce que les lecteurs les adoptent et les chérissent.