"Le vrai risque pour l'humanité n'est pas militaire, c'est le changement climatique"
Sécheresses, ouragans ou montée des eaux, les épisodes météorologiques extrêmes s'allongent et s'intensifient. Plus de 200 millions de personnes pourraient être contraintes de quitter leur foyer à cause de tels évènements d'ici 2050. "La mer a dévoré ma maison à deux reprises. Je n'ai plus la force d'en construire une troisième." Akabbar désespère de voir une nouvelle fois son foyer englouti par les vagues, face à la montée inexorable des eaux sur les côtes du Bangladesh. Comme beaucoup de Bangladais qui affrontent l'érosion des côtes, les cyclones et les tempêtes, lui et sa famille ont dû trouver refuge dans un bidonville de la capitale Dacca, où vivent déjà 20 millions d'habitants. Dans le pays, entre 2014 et 2023, ils étaient déjà près de 15 millions à avoir fui leur maison à cause du climat. Les régions côtières de l’océan Indien, les îles du Pacifique et les côtes atlantiques sont en première ligne face à la montée des eaux et aux ouragans. D'autres zones du Globe se révèlent particulièrement sensibles au dérèglement du climat: les grands deltas comme ceux du Nil et des fleuves d’Asie, toute la région arctique et les zones exposées à la sécheresse, comme le Sahel. La Banque mondiale estime à 216 millions le nombre de déplacés climatiques d'ici 2050. Dans des pays comme l'Ethiopie, la Birmanie, la Somalie ou la Syrie, les catastrophes environnementales s'ajoutent à des situations de crises ou de conflits, qui fragilisent encore plus des populations déjà vulnérables. Certaines régions seront particulièrement touchées par le dérèglement du climat. [RTS - Géopolitis] Les migrations climatiques concernent aussi des régions en Europe. En France par exemple, le Pas-de-Calais a été frappé par des crues historiques en 2023 et 2024. Les habitants de certaines communes ont dû se résigner à quitter leur maison, comme à Blendecques, où tout un quartier sera rasé et déclaré inconstructible pour devenir une zone d'expansion des crues. Quels plans? "La politique climatique s'est principalement axée sur la prévention du changement climatique lui-même. L'impact sur les populations est resté secondaire", résume d'emblée le géographe Etienne Piguet, invité dans l'émission Géopolitis. Professeur à l'Université de Neuchâtel et spécialiste des migrations, il relève l'impréparation des Etats dans la prise en compte de ces déplacés du climat, qui se comptent déjà en millions. Il évoque des "plans d'adaptation" préliminaires dans beaucoup de pays. Mais "on est loin d'avoir un scénario préparé d'assistance pour ces populations. On en est loin", insiste-t-il. "Il y a toute une série de mesures relativement modestes qui pourraient être mieux préparées pour ces déplacements de population." L'anticipation reste plus aisée pour les pays mieux armés financièrement. Face au risque de submersion, les Pays-Bas ont érigé par exemple des digues protectrices, alors qu'un tiers du pays se situe déjà sous le niveau de la mer. "Le cas des Pays-Bas est assez spécifique en termes de type de côte. Cela ne veut pas dire qu'on puisse faire des polders partout comme le font les Pays-Bas", souligne Etienne Piguet, qui précise que le pays a "vraiment beaucoup de ressources mises à disposition pour cela." Au-delà du cas néerlandais, le géographe met en garde contre la tentation de tout miser sur les innovations techniques ou technologiques. "Il faut évidemment lutter contre le réchauffement climatique lui-même. (...) La technologie peut nous offrir des solutions, probablement qu'elle va encore nous en offrir de nouvelles, mais il ne faudrait pas parier là-dessus", estime-t-il. L'Indonésie a pris une décision radicale pour anticiper la montée des eaux et l'affaissement des sols. Alors que Jakarta risque d'être submergée d'ici 2050, le gouvernement a entamé un chantier titanesque pour construire sa nouvelle capitale sur l'île voisine de Bornéo au milieu de la forêt tropicale. Baptisée Nusantara, la ville devrait accueillir 1,9 million de personnes d'ici 2045. >> Lire aussi : L'Indonésie célèbre sa fête d'indépendance dans sa future capitale et Nusantara, la nouvelle capitale indonésienne, est loin de faire l'unanimité à Bornéo Un statut de réfugié climatique? Les déplacés climatiques qui traverseraient une frontière ne sont pas reconnus comme réfugiés au sens de Convention de Genève de 1951. Ils ne bénéficient donc pas d'une protection juridique. Pour autant, Etienne Piguet ne croit pas à la création d'un statut spécifique reconnu par le droit international. "Beaucoup de personnes impactées par le climat ne bougent pas, sont immobilisées, il ne faut pas les oublier. Et puis c'est très rare que quelqu'un ne bouge qu'à cause du climat et traverse une frontière", explique-t-il. Un avis partagé par l'Organisation mondiale des migrations (OIM): "Ce qui nous semble plus important, c’est de travailler sur des solutions d’adaptation, par exemple pour faire face aux pénuries d’eau ou aux inondations des terres cultivables, afin de permettre aux populations de continuer à vivre dans leur pays", estime Rania Sharsh, directrice de l'action climatique à l'OIM. Certains Etats risquent pourtant de disparaître entièrement à cause de la montée des océans. A Kiribati, un petit Etat insulaire dans le Pacifique Sud, un habitant a vu sa demande d’asile rejetée par la Nouvelle-Zélande en 2010. Le pays a estimé que sa vie n'était pas directement menacée. Saisi, le Comité des droits de l'Homme des Nations unies a rendu un avis historique en 2020 à Genève. Les juges ont considéré comme illégal le renvoi d'un migrant dans son pays lorsque sa vie est mise en danger par le dérèglement du climat. Un avis qui n'a pour l'instant qu'une portée symbolique. "Effectivement, il faut trouver un moyen pour que la citoyenneté puisse être maintenue ou alors que ces personnes soient accueillies par un autre pays", poursuit Etienne Piguet, qui prône plutôt des solutions au cas par cas. En 2023, l'Australie a par exemple conclu un accord qui garantit l'asile climatique aux habitants de Tuvalu menacés par la montée des eaux. Des fonds spéciaux? Les solutions locales devront être accompagnées d'initiatives plus globales selon le géographe: "Je pense que la communauté internationale doit se doter de fonds de solidarité par exemple, qui soient vraiment à même de répondre aux futurs enjeux des conséquences du changement climatique." Ces enjeux ne se traduisent pas toujours en actions politiques, regrette Etienne Piguet: "Le vrai risque pour l'humanité, ce n'est pas un risque militaire actuellement, c'est le changement climatique." Mélanie Ohayon Propos recueillis par Raphaël Grand