Les défis titanesques de Mark Carney

Mark Carney savait qu’il aurait à négocier avec Donald Trump. Mais le nouveau premier ministre du Canada devra aussi négocier avec l’opposition. Les Canadiens ont refusé de faire un chèque en blanc à leur ancien banquier central, qui hérite d’un gouvernement minoritaire. Mark Carney a quand même réussi un exploit qu’on croyait impensable en décrochant un quatrième mandat pour le Parti libéral, qui traînait dans les bas-fonds avant le départ de Justin Trudeau. Le nouveau chef est parvenu à s’imposer grâce à ses compétences économiques, son expérience en gestion de crise et son tempérament calme et posé. Le bon profil au bon moment, quoi. Mais en fin de campagne, sa crédibilité a été écorchée par le dépôt de son cadre financier, qui a rappelé aux électeurs que le Parti libéral reste dépensier, et par les révélations à propos de son appel avec Donald Trump dont il a embelli la teneur. Pour un novice en politique, le nouveau premier ministre devra maintenant relever des défis d’une rare importance dans l’histoire du Canada. On le sait, notre économie et notre souveraineté sont menacées par Donald Trump. Si tous les partis politiques font preuve de patriotisme face à l’impérialisme américain, ils n’ont pas la même approche quant aux négociations avec les États-Unis. Alors que la guerre commerciale plombe notre économie, les conservateurs et les bloquistes veulent accélérer la renégociation de l’Accord de libre-échange Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM), prévue en 2026. Mais Mark Carney gagnerait à être patient. Au lieu d’essayer de discuter avec Donald Trump, qui n’écoute même pas ses proches conseillers, il serait plus stratégique d’attendre que les dégâts économiques de sa politique tarifaire nocive le rappellent à l’ordre. Déjà, le taux d’approbation de Trump est en chute libre, au pire niveau jamais obtenu par un président américain après 100 jours, depuis au moins 70 ans. Plus on s’approchera des élections de mi-mandat, plus le président sera avide de présenter des résultats probants aux Américains. D’ici là, Mark Carney a fort à faire chez nous. Le Canada a besoin d’un vrai coup de barre. Notre économie fait du surplace depuis 10 ans, ce qui mine notre niveau de vie. Le fossé entre le PIB par habitant au Canada et aux États-Unis n’a jamais été aussi large en un siècle. Cette dangereuse tendance doit être inversée au plus vite. Mais avec le climat de grande incertitude qui glace l’économie mondiale, il ne sera pas simple de stimuler la productivité et les investissements dont le Canada a tellement besoin. Cette incertitude compliquera aussi la gestion des finances publiques, au moment où le Canada doit réinvestir dans sa défense. Mark Carney a promis d’ajouter 30 milliards, sur quatre ans, pour que nos dépenses militaires atteignent 2 % du PIB en 2030. Sauf que nos partenaires de l’OTAN risquent de relever cette cible à 3 % ou 3,5 % dès le mois de juin prochain. Le Canada restera donc en mode rattrapage. Dans ce contexte, le premier ministre risque d’avoir du mal à respecter son cadre financier qui prévoit l’ajout de 83 milliards de dépenses nettes, par-dessus les déficits déjà prévus par Ottawa. Le portrait pourrait être encore plus sombre, car ce cadre ne tient pas compte de l’effet des attaques tarifaires de Trump. Et il repose sur des économies importantes dans l’appareil de l’État, sans qu’on sache exactement comment Mark Carney y arrivera. S’il était prudent, le premier ministre mettrait sur la glace certaines de ses promesses en attendant de voir si la guerre commerciale plongera le pays en récession. Mark Carney aura aussi fort à faire pour recoller les morceaux d’un pays divisé. Divisé entre l’Est et l’Ouest autour de l’enjeu de l’énergie. Divisé entre les plus vieux et les plus jeunes à cause de la crise du logement. Si les partis s’entendent sur la nécessité de bâtir davantage de maisons, leurs solutions sont diamétralement opposées. Les libéraux veulent davantage d’intervention de l’État, notamment pour construire des logements à prix abordable. Les conservateurs, de leur côté, veulent moins d’État. Ils espèrent relancer la construction en réduisant la réglementation. Mais peu importe la philosophie, ce sera un défi titanesque de bâtir 500 000 maisons par année, comme les libéraux le souhaitent, alors que l’économie s’enlise. N’oublions pas que le Canada n’a jamais dépassé le sommet de 273 000 mises en chantier établi… en 1976. Sur le plan de l’environnement, Mark Carney devra aussi faire face à ses contradictions. Le chef libéral ne voulait pas que la taxe carbone plombe sa campagne électorale. Mais en la supprimant, il a fait un trou dans la politique fédérale de réduction des gaz à effet de serre (GES). C’est sans compter qu’il veut faire du Canada une « superpuissance » de l’énergie, même si les sociétés pétrolières ne se bousculent pas au portillon pour lancer de nouveaux projets d’oléoduc. Des projets que le Bloc québécois et le Nouveau Parti démocratique verront d’un très mauvais œil, au grand dam de l’Alberta. Pour garder le pays uni, Mark Carney pourrait commencer par tendre la main aux autres partis en retenant certaines mesures de leur plateforme. Les conservateurs suggèrent de former un comité pour réformer la fiscalité. Pourquoi ne pas aller plus loin en mettant sur pied une commission pour relancer la productivité du Canada ? Cela pourrait devenir un legs majeur de Mark Carney, même si son mandat est de courte durée.